James (Jim) Reason nous a quitté

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Hommage à James Reason Hommage à James Reason

Scientifique influent et incontournable dans le domaine de la sécurité industrielle, connu pour son modèle du « fromage suisse », James Reason est décédé le 5 février 2025. La Foncsi et l’Icsi lui rendent hommage.




Il aurait eu 87 ans en mai. À la fin des années 1980, il a tout simplement redéfini le cadre de pensée de la sécurité industrielle. Personne sans doute, dans notre large communauté de l’Icsi et de la Foncsi, ne pourrait dire aujourd’hui : « je n’ai jamais entendu parler des “plaques de Reason” ». Nos messages en matière de facteurs organisationnels et humains de la sécurité reposent toujours pour l’essentiel sur une déclinaison des travaux de Jim Reason. Sa notoriété est mondiale, et dépasse le domaine de la sécurité industrielle, ainsi que le domaine des méthodes et applications.




Jim Reason n’était pas un consultant : c’était un chercheur et un professeur, un scientifique reconnu par ses pairs. Son indice de citations est digne d’un prix Nobel. Pourtant, il n’a pas révolutionné la connaissance scientifique, ni vraiment établi de théorie novatrice. 
Dans la première partie de sa carrière universitaire, peu connue, consacrée au mal des transports, il a publié au plus haut niveau, mais a vite jugé décevantes les applications potentielles. Il a alors bifurqué et s’est consacré à l’explication et à la catégorisation de l’erreur humaine « domestique ».
Puis dans la dernière phase de sa carrière, celle qui l’a rendue célèbre, il a à nouveau complètement réorienté son activité universitaire, dans un contexte d’actualité montante de la sécurité industrielle. Les deux décennies – 1970 et 1980 – avaient été marquées par des catastrophes telles que Tenerife, Three Mile Island, Bhopal, Tchernobyl, Piper Alpha, ou Challenger. La question de la maîtrise de la menace constituée par « l’erreur humaine » pour la sécurité des organisations productives à risque était devenue brûlante.

Et Jim Reason a remarquablement senti les questions de son temps. Il était devenu un très bon expert de « l’erreur humaine », et il aurait pu se contenter d’exploiter ce filon. Mais, à la suite de sa rencontre décisive avec Jens Rasmussen, il a eu l’intelligence de comprendre qu’il fallait dépasser une causalité des accidents éclatée en défaillance technique d’un côté et défaillance humaine de l’autre. Il a su forger et illustrer un cadre de pensée intégrateur, permettant de repositionner la fiabilité humaine dans une vision plus systémique de la sécurité. Pour cela, il a remarquablement synthétisé les apports créatifs des Norman, Kahneman & Tversky, Leplat,  Westrum, Perrow, Weick, Rochlin & La Porte & Roberts, et de bien d’autres, et surtout de Jens Rasmussen. Il a été un membre actif de l’historique et prestigieux groupe de réflexion NeTWork, aujourd’hui soutenu par la Foncsi. 
Mais il avait en plus un talent exceptionnel de vulgarisateur. Écrivain vigoureux mais subtil, acéré mais nuancé, littéraire mais accessible à tous, c’était un créateur de métaphores lumineuses, et un orateur tout aussi limpide. 




Alors comment se situe l’héritage de Jim Reason dans la gestion « moderne » de la sécurité industrielle ?

Sa place y est impressionnante. La distinction entre erreur et violation, ainsi qu’entre erreur ou violation et faute, la distinction entre ratés, lapsus et méprises, la distinction entre erreurs latentes et actives, la notion d’accident organisationnel et sa représentation métaphorique par des tranches de « fromage suisse », sa contribution à la diffusion de la notion de culture de sécurité - qu’il prônait juste, apprenante et flexible -, les nombreuses méthodes d’analyse d’événements inspirées du « fromage suisse » (HFACS, ALARM, etc.), les outils de diagnostic proactif de la culture de sécurité (Tripod Delta, MESH, etc.) basés sur des indicateurs de fragilités génériques (General Failure Types), tout cela constitue encore aujourd’hui une sorte de fond de carte de la gestion de la sécurité dans bien des entreprises et bien des domaines d’activité dans le monde. 




Cependant, à partir des années 2000, la gestion de la sécurité industrielle s’est orientée vers une perspective de plus en plus managériale, insistant sur le rôle des formalismes gestionnaires (SMS) et du leadership (de sécurité) plus que sur la conception de l’organisation, ses logiques et stratégies de haut niveau, ses structures et ses ressources. Une focalisation sur le comportement de l’opérateur de première ligne a été réintroduite. Jim Reason lui-même avait d’ailleurs perçu un risque de dérive minimisant la responsabilité des opérateurs, et écrit  en 1997 :




The pendulum may have swung too far in our present attempts to track down possible errors and accident contributions that are widely separated in both time and place from the events themselves

 

(Le pendule est peut-être allé trop loin dans nos tentatives actuelles de recherche d’éventuelles erreurs et contributions à des accidents, qui sont très éloignées dans le temps et dans l’espace des événements eux-mêmes)

Jim Reason, 1997




Il était bien conscient des limites de l'utilisation de modèles simples par les praticiens. Il n’était pas dogmatique, toujours prêt à remettre en cause et retravailler ses idées, conscient de la complexité des liens entre performance sécurité et pratiques de management.

Dans le même temps, du côté de la recherche et des « safety sciences », la principale évolution portait sur une extension de la notion d’organisation (et d’accident organisationnel) à celle de système (sociotechnique) complexe adaptatif. Dans ce nouveau paradigme, la sécurité devenait une question d’adaptation, à différents horizons de temps, aux variations et perturbations d’origine externe ou interne subies par les entités considérées. La sécurité devenait une notion dynamique et non linéaire, du fait des rétroactions et des divers « effets papillon » impliqués. Elle devenait difficilement représentable par une succession de barrières statiques, même si les trous représentant les défaillances étaient à imaginer en mouvement. Jim Reason lui-même avait invoqué la métaphore de l’immunité pour imager la sécurité, et parlait volontiers de « pathogènes ». Mais il n’avait pas vraiment intégré cette métaphore, et notamment sa dimension récursive, l’idée que les défenses elles-mêmes sont générées par les attaques, comme mémoire, à la fois innée et acquise, générique et spécifique, des solutions aux agressions passées. Mais il avait bien conscience des limites de son « Swiss Cheese Model ». Invité en 2004 par le Centre Expérimental Eurocontrol de Brétigny à présenter une réanalyse selon son propre modèle de la collision en vol d’Überlingen (2002), il est arrivé à la réunion avec l’œil pétillant de son humour redoutable, et avec une présentation intitulée : « Überlingen : Is Swiss cheese past its sell-by date ? » (Überlingen : Le fromage suisse a-t-il dépassé sa date de péremption ?). Il n’avait ni l’envie de réanalyser Überlingen, ni celle de jeter son modèle aux orties.





21 ans se sont écoulés depuis cette anecdote, et Jim nous a quitté. Mais les trous de son emmental continuent de nourrir des milliers d’analyses d’accident et de sécurité dans le monde, confirmant la célèbre maxime de Paul Valéry : 


Tout ce qui est simple est faux, mais tout ce qui ne l’est pas est inutilisable

Paul Valéry





René Amalberti, directeur de la Foncsi
Jean Pariès, ancien directeur scientifique de l’Icsi et de la Foncsi


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