Gestion des risques & Covid-19 : les approches de prise de décision
Quelles sont les approches classiques de prise de décision ? Quelle alternative est portée par le courant Naturalistic decision making ? Quels leviers pour dépasser la crise ? Quelle ouverture pour la maîtrise des risques ? Témoignage d’Hervé Laroche, professeur de management à ESCP Business School. Ce témoignage est issu du webinaire de l’Icsi du 8 avril 2021.
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| Quelles sont les approches classiques de prise de décision ? |
Que ce soit en économie, en psychologie ou dans les domaines techniques, la décision est conçue selon un modèle rationnel normatif. Décider implique :
- de collecter de l’information pour faire un diagnostic précis,
- d’établir une liste d’actions possibles,
- d’évaluer les conséquences de chacune de ces actions,
- et de choisir la meilleure solution selon des critères objectifs prédéfinis.
Plus ce processus est systématique, formalisé, calculatoire, mieux c’est. Mais, en psychologie, on constate vite que les humains ne sont pas très doués pour appliquer ce modèle rationnel. Ça leur prend beaucoup de temps et ils peuvent faire des erreurs. Un programme de recherche a alors entrepris de répertorier ces écarts par rapport à la norme rationnelle, les erreurs fréquentes que font les gens : ce sont les biais cognitifs. Il y en a des centaines, voire des milliers. Cette approche est par exemple ce qui a valu à Daniel Kahneman un Prix Nobel d’économie en 2002.
Les conséquences pratiques de cette vision rationnelle et normative de la décision sont importantes : on considère que les humains ne sont pas fiables. Il faut donc les surveiller étroitement ou leur donner des outils qui font la majeure partie du travail à leur place, notamment le travail de collecte et de traitement de l’information (systèmes d’information, calculateurs, algorithmes, etc.).
| Quelle vision alternative est portée par le courant « naturalistic decision making » ? |
Le mot clef est « naturaliste ». L’approche naturaliste de la décision, initiée par Gary Klein, part d’une critique des méthodes par lesquelles cette théorie des biais cognitifs a été établie. Klein remarque que ces travaux ont étudié des individus confrontés à des tâches très simplifiées, dans des contextes abstraits (expériences de laboratoire). Il affirme que ce qui se passe sur le terrain est bien différent, surtout lorsqu’on a affaire à des individus qualifiés, des experts, dans des tâches qui leur sont familières, effectuées dans des contextes réalistes et complexes. Le pompier, le chirurgien, le pilote d’avion ou encore le conducteur de train ne peuvent pas être étudiés en laboratoire. Il faut donc les observer en étant auprès d’eux, sur le terrain.
A partir de là, il va montrer que si le comportement de ces décideurs en action est bien différent du modèle rationnel supposé, il est pourtant très efficace. Quelques traits caractéristiques se dégagent de ces décisions d’experts :
- L’expert « reconnaît » les situations grâce à son expérience. Il va faire un diagnostic immédiat, sans collecter beaucoup d’informations. Et la solution pertinente lui apparaît en général comme naturellement évidente. Il ne compare pas plusieurs solutions entre elles, ne cherche pas la meilleure solution, mais s’assure d’une solution suffisante. C’est un fonctionnement intuitif basé sur la connaissance spécialisée.
- Ces experts ne fonctionnent pas en appliquant des modèles abstraits à des situations. Ils stockent leur savoir accumulé dans leur expérience sous forme de schémas automatiques d’actions pour les cas simples ; et dans des histoires pour les cas complexes. Ces histoires permettent de raconter ce qu’il s’est passé et sont souvent partagées au sein d’une communauté d’experts.
Dans cette vision de la décision, l’humain peut bien entendu se tromper, mais il est aussi facteur de fiabilité parce qu’il est capable de donner un sens à des situations complexes. Il est même capable d’imagination créative, de trouver des solutions originales et adaptées aux situations, ce que les systèmes automatiques même intelligents sont incapables de faire.
| Dans quels contextes cette approche est-elle la plus utilisée ? |
L’approche naturaliste vise avant tout les situations marquées par une forte incertitude, par la variabilité, par la complexité. Les situations d’urgence sont également très bien expliquées avec cette méthode.
Par contre, cette approche est davantage focalisée sur la prise de décision au niveau de l’individu ou du petit groupe. Ce qu’elle fait moins bien sans doute, c’est de rendre compte des situations à forte dimension collective et organisationnelle. Le niveau des organisations, des systèmes sociotechniques complexes, est davantage celui du Résilience Engineering.
| Quels leviers pour dépasser la crise actuelle ? |
La période actuelle est marquée par une rage générale à demander des comptes aux décideurs. Ils doivent en permanence fournir des justifications à ce qu’ils décident. Or la recherche a montré que quand on demande à des experts d’expliciter et de justifier leurs choix alors qu’ils sont dans le cours de l’action, on dégrade la qualité de leurs décisions. Ils font plus d’erreurs, leurs actions sont moins pertinentes. Une des implications directes serait donc, aujourd’hui, de protéger davantage ceux qui sont aux commandes et de les laisser davantage en paix.
Autre point, l’idée que l’on va avoir un décideur qui maîtrise toutes les dimensions de la décision est irréaliste. Et c’est la même chose dans les organisations complexes. Il faut se détacher de cette représentation de la décision, et c’est un travail à faire auprès de l’ensemble de la société.
| Quelle ouverture pour l’avenir de la maîtrise des risques ? |
Un des grands sujets actuels (et à venir) est l’intégration des systèmes intelligents (AI) dans la décision. Dans le moyen terme, ces systèmes ne se substitueront pas totalement à la décision humaine. Il faudra donc que le décideur humain décide avec le système. Pour que cette cohabitation se passe bien, il faut savoir comment le système comprend l’humain, mais aussi comment l’humain comprend le système. Ça n’a rien d’évident. Il y a tout un ensemble de travaux là-dessus : comment les humains expliquent ce que font les systèmes intelligents, comment ils se l’expliquent à eux-mêmes et comment ils l’expliquent aux autres. Le point clef des différents travaux est que l’humain reste central parce qu’il a cette capacité à faire sens, à trouver des raisons, à expliquer, à justifier et à communiquer.
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