Accident industriel : comment repenser l’alerte des populations
Pourquoi, malgré les réglementations et obligations en place, la gestion de crise en cas d’accident industriel connaît-elle des dysfonctionnements le jour J ? Pour explorer cette question et identifier des solutions éprouvées et capitalisables, l’Icsi et AMARIS (Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs) lancent un cycle d’échanges dédié. Interview de Marc Sénant, Icsi, Yves Blein, Danielle Sauge-Gadoud et Delphine Favre, AMARIS.
Le point de vue d’Yves Blein, député du Rhône et Président d’AMARIS
Alors que les dispositifs d’alerte nationaux cherchent à être appliqués à des territoires hétérogènes, il faut s’emparer du sujet dans l’autre sens et partir du territoire et de ses dimensions socio-culturelles, des acteurs de terrain. Il s’agit de comprendre qui sont les personnes que l’on doit toucher et mobiliser le jour J en cas d’accident, de s’adapter aux riverains pour garantir leur mise en sécurité.
Au sein d’AMARIS, nous défendons par ailleurs l’idée de responsabiliser les élus locaux et de leur déléguer pour partie la coordination des acteurs de la gestion de crise. Les maires connaissent leur territoire et peuvent organiser la mise en œuvre concrète des plans de protection des populations, prévenir rapidement les écoles, les équipements sportifs et culturels... Connus de leurs concitoyens, les élus locaux auraient également leur place dans la communication pour adresser les bons messages, précis, aux habitants. Et ainsi favoriser les bons comportements.
L’accident de Lubrizol a été à l’origine de multiples sollicitations de nos adhérents. Avec ce groupe d’échange, nous souhaitons répondre aux besoins émanant du terrain, réaliser une analyse poussée et partagée des nombreux enjeux autour du sujet. Puis il s’agira de s’affranchir de la complexité des jeux d’acteurs pour aboutir à des recommandations et des solutions simples, intelligibles, utilisables.
« En France, 2,5 millions d’habitants vivent à moins d’un kilomètre d’un des 1300 sites Seveso du territoire, c’est-à-dire présentant des risques d’accidents majeurs impliquant des substances et/ou activités dangereuses. Mais les accidents industriels graves étant heureusement rares, le temps fait son œuvre… j’y pense et puis j’oublie comme dit la chanson. De récents événements tels l’incendie de Lubrizol en 2019 ou les explosions de Beyrouth en 2020 qui ont fait 190 morts, réactivent avec fracas la conscience du risque », introduit Marc Sénant, responsable savoir-faire et méthodes, Icsi.
Arsenal réglementaire versus réalité terrain
De nombreux plans, dispositifs existent pour organiser la gestion de crise et ce depuis plusieurs années. Tout devrait fonctionner. Théoriquement. Mais les récents événements ont mis en lumière une série de dysfonctionnements lors de la gestion de crise en cas d’accident industriel :
- Un système complexe d’acteurs intervient, parfois étrangers les uns aux autres, autour d’enjeux variés, sans réelle coordination,
- L’information atteint peu ou mal les riverains. Sans comprendre ce qui se joue, les riverains peuvent avoir des comportements inadaptés et augmenter le risque auquel ils sont exposés,
- Les tensions entre industries à risques et société augmentent et la perception de la réponse publique à la crise est également mise en cause.
3 axes de travail : alerte, coordination des acteurs et communication
« Il nous est paru essentiel de réunir autour de la table tous les acteurs de la gestion des risques : industriels, collectivités, organisations syndicales, associations et collectifs de riverains, organismes de recherches, universités, autorités... L’ambition du groupe d’échange : croiser les points de vue, dresser un état des lieux riche de divers retours d’expérience, et proposer des solutions opérationnelles » poursuit Danielle Sauge-Gadoud, conseillère technique, AMARIS.
Le groupe d’échange, co-piloté par l’Icsi et AMARIS, va travailler durant 2 ans autour de 3 grands axes :
- La gestion de l’alerte, d’un point de vue technique mais surtout stratégique. Quand déclencher l’alerte ? Comment ? Dans quelles conditions ?
- La coordination des acteurs qui interviennent en cas de crise. Comment savoir qui fait quoi et mieux coordonner les différents acteurs ? Comment mieux articuler les différents plans (PCS, POI, PPI, PPMS* pour ne citer qu’eux) ?
- La communication et le dialogue, entre les entités et avec la population bien sûr. Qui communique à qui ? Par quels canaux ? Comment donner le bon message, simple et efficace ?
Un socle commun de culture de sécurité est essentiel. Il ne peut pas se construire de manière réactive à l'occasion d'une crise. Il doit être travaillé dans la durée, en temps de paix.
Marc Sénant, responsable savoir-faire & méthodes, Icsi
Parti pris 1 : partir de la cible, du territoire
Alors qu’on cherche à appliquer des dispositifs nationaux à des territoires hétérogènes, il faut aujourd’hui partir de la cible – du territoire, des riverains – et chercher à la comprendre. C’est en s’adaptant aux riverains et à leurs modes de fonctionnement, à leurs façons de se renseigner, de communiquer, qu’on réussira à obtenir une réelle mobilisation.
Pour cela, et c’est fondamental, il faut comprendre comment fonctionnent les personnes. Les premières séances de travail sont ainsi consacrées à un partage de connaissances autour de la psychologie et des neurosciences : quelle perception des risques ? Quels biais ? Comment réagissons-nous face au danger ? Delphine Favre, déléguée générale d’AMARIS, confie « Rémi Dongo Kouabenan, professeur de psychologie, dit cette phrase très juste à ce propos : on ne peut plus faire de prévention sans les gens. Elle résume assez bien tout notre programme de travail à venir… ».
Parti pris 2 : déléguer pour mieux coordonner
Les récents accidents montrent clairement les limites de l’organisation de la chaîne de gestion de la crise, de la coordination des acteurs aujourd’hui centralisée au niveau des Préfectures et de la communication à chaud auprès du public.
Il s’agit alors d’explorer de nouvelles stratégies pour redistribuer les pouvoirs. Les élus locaux, qui connaissent bien leur territoire et ont une relation de proximité avec leurs administrés, constituent une piste privilégiée. Qui mieux que les maires peuvent s’adresser rapidement et efficacement aux habitants ?
Parti pris 3 : construire une culture de sécurité en temps de paix
Chaque entreprise a une culture de sécurité, c’est-à-dire des manières de faire de la sécurité (pratiques, comportements) et de penser la sécurité (convictions, principes…). Bien sûr, les autres acteurs d’un territoire – élus, habitants, associations… – ont aussi leurs propres visions de la sécurité, de son importance, de comment elle est gérée, etc.
« Une question centrale est celle d’un socle commun de culture de sécurité, qui permette aux différentes parties prenantes de faire face de façon pertinente, par exemple, à un accident industriel. Ce socle commun ne peut pas se construire de manière réactive à l’occasion d’une crise. Il doit être travaillé dans la durée, en temps de paix. C’est un incontournable pour garantir une cohabitation apaisée d’une part, et optimiser la réponse des acteurs en cas d’événement grave d’autre part » assure Marc Sénant.
Résultat attendu : non à un énième guide, oui à des solutions concrètes
Au-delà d’un état des lieux et d’un partage des bonnes pratiques terrain, le groupe d’échange souhaite adopter une approche pratique et proposer des solutions directement opérationnelles.
« A l’issue des travaux, nous souhaitons mettre en œuvre une expérimentation pilote sur un territoire volontaire et organiser des exercices grandeur nature. De belles occasions d’éprouver une nouvelle façon de penser l’alerte et la gestion de crise, en tenant compte des composantes techniques, organisationnelles et humaines des territoires concernés par la potentialité d’un accident majeur » conclut Marc Sénant.
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* PCS : Plan Communal de Sauvegarde ; POI : Plan d’Opération Interne ; PPI : Plan Particulier d’intervention ; PPMS : Plan Particulier de Mise en Sûreté